Mes parents ont hérité d’un bébé veau. Il avait trois jours quand le voisin leur a donné. J’ignore pourquoi le pauvre bébé n’a plus de mère, mais mes parents le nourrissent à la bouteilles deux fois par jour. Il est tout brun et s’appelle Wipet. J’aurais aimé voir des photos, mais ma mère ne sait pas comment transférer des photos dans son ordinateur. Ce qui veut dire que le plus simple pour moi serait de me rendre là-bas plutôt que lui expliquer au téléphone comment fonctionnent ses bidules du futur. Là, je suis vraiment tuténarvée. Je veux aller voir le bébé veau, mais j’ai pas d’argent pour voyager en ce moment, et je veux pas laisser Po toute seule durant des jours. Je veux le voir parce que j’ai un kick pour les bovins, et parce que je veux convaincre mes parents de jamais tuer Wipet. Je sais qu’ils sont capables de faire ça, ils ont déjà engraissé un cochon pour le manger. Ouin.
Ma mère me parlait de ce cochon quand j’étais petite, et ça me fascinait, je regrettais de pas être née plus tôt pour l’avoir connu. Il s’appelait Arnold, comme le cochon dans Les arpents verts. Comment tu peux élever un cochon, un cochon qui s’appelle Arnold, pour ensuite le tuer et le manger? Moralement, je trouve ça plus acceptable de manger un animal élevé sur une petite ferme que d’acheter un morceau de chair sous cellophane, mais je trouve ça plus troublant. OK, l’animal n’a pas connu la misère de l’élevage industriel, mais tu lui as donné un nom et tu le manges? Ew. C’est comme si je mangeais Po. Heille, pas question! Elle est sur moi présentement, toute vibrante. Ça me rend encore plus émotive de parler de consommation de viande, tsé. Mais bon, je veux pas que Wipet subisse le même sort qu’Arnold, et j’ai une raison toute personnelle de m’émouvoir ainsi. C’est que j’ai une eu une relation spéciale avec un bovin, moi. Oui oui. Non, pas question de bestialité ici, je sais que ça te démange de me faire des jokes dégueuses, mais c’est vraiment pas mon genre. Tchèque bin.
J’avais un peu moins de deux ans. C’était l’été où mes parents ont acheté leur terrain boisé dans la Vallée du gouffre, mon premier été à la campagne. Mes souvenirs sont bin vagues, mais j’en ai. À cette époque, on n’avait pas de chalet, on dormait dans une tente pis on se nourrissait de pizza en pourde et de bluets — à cet âge, je comprenais « bluets », jusqu’à ce que j’apprenne mon erreur et constate que ça a tellement donc bin plus de sens de s’appeler « bleuets ». Bleu, bleuet, bleu, bleuet : MALADE!. J’apprenais plein d’autres affaires :
- Les fourmis rouges, ça mord fort.
- Le D15, c’est vraiment plus dérangeant que les moustiques.
- Un ours, ça peut faire des cacas bleus.
- Éplucher une truite, c’est facile mais ça glisse.
- Les chats aiment beaucoup manger les dedans de truites.
- Une tête de truite, c’est très crounchant.
- Plumer une dinde, c’est chaud pis ça sent bizarre.
- Baie bleue ≠ bleuet.
- Une tête de merle, ça prend pas de temps à se décomposer.
- Plein d’autres affaires capotantes.
J’ai passé presque tous les étés de ma vie à cet endroit, mais le tout premier est marqué par mon amitié avec la petite génisse du voisin. Elle était seule dans son enclos et j’allais la voir pour lui parler à travers la clôture. Je lui racontais ma vie, je passais des heures à lui jaser ça. Faut croire qu’après seulement quelques mois de vie j’avais déjà plein d’affaires à dire. La vachette devait s’en câlisser que l’crisse, mais elle restait devant moi, immobile, comme hypnotisée par mon flot de paroles. Mes parents trouvaient ça bin drôle pis quioute, mon oncle Robin m’avait même photographiée en plein flagrant délit de parlage avec ma vache, pis les mains dins tchulottes à part de t’ça (je trouvais ça doux et frais, des fesses de bébé). Qu’est-il arrivée à ma petite vache? Parce qu’elle était pus là, l’été suivant. « Bin, ils l’ont tuée pis mangée », ai-je appris des années plus tard, quand j’ai osé poser la question.
Les voisins ont eu quelques bovins durant quelques années, et j’allais toujours les voir à chaque été. J’aimais ça les flatter et leur donner du foin, je les trouvais plus l’fonne que les poneys. Pis je vais te confier une chose que peu de gens de la ville savent : une vache, ça sent bon. Ouimadame. Ça sent le foin semi-digéré, sucré. Avoir été Jésus, j’aurais trippé fort de me faire réchauffer par un boeuf. Un âne, je sais pas trop, je me souviens pas de l’odeur. Bref, j’aimais les bovins et je comprenais mal pourquoi on les plaçait pas dans la même catégorie que les chiens et chats ou, à la limite, des chevaux. Je les trouve très attachants, et je pourrais pas en garder un en sachant qu’on va le tuer et le manger.
Bon, ma mère vient de répondre à mon email.
La maman de Wipet c'est une vache laitière, alors ils ne gardent pas les veaux, ils les donnent. Yvon l'a eu et nous l'a donné. Ton père le nourrit matin et soir. Mais on ne pourra pas le garder longtemps, tu sais, c'est pour la viande, je suis désolée.
Finalement, je sais pus si je veux aller voir Wipet. La campagne, c’est trop violent pour moi.
Lora Zepam à l'état larvaire, en pleine discussion avec son amie génisse. |
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