mercredi 16 mai 2012

« Rien n’est plus pareil maintenant. »

J’ai pensé à m’exiler chez mes parents, passer deux semaines à 366 km de Montréal, m’enfoncer la tête dans le sable dans la paisible Vallée du gouffre, prendre un gros break mental. Remplacer le bruit de la foule, des hélicoptères, des sirènes de police et des détonations par le chant des geais bleus, des mésanges, des bruants à poitrine blanche et des chèvres (oui oui, le chant des chèvres). Mais si je fais ça, ça va être juste pire. Mes parents écoutent LCN et Tévéya.

Impossible de m’en sortir.

Au moins, je suis un peu rassurée parce que je viens de parler avec ma mère et elle est toujours convaincue qu’on est gouverné par un gros caca —ce ne sont pas ses mots à elle, mais je me fais croire que oui, pour le fonne.


Le soir du 25 avril, j’étais chez moi avec Mathieu et on regardait CUTV qui couvrait en direct la première manifestation de soir. La foule, qui avait toutes les raisons d’être en colère, marchait joyeusement en scandant des slogans parfois farfelus (y faut bin!). Je regardais ça de loin, un peu sur les nerfs. Si la police se met à varger dans le tas, je ferme ça. J’ai eu ma dose de violence, d’injustice et de frustrations pour un bon boutte. Mathieu me dit nenon, regarde, ça se passe bien. Tout va bien. On se promène dans la foule avec CUTV. Tout va bien. Le journaliste caméraman se fait poivrer par la police. Tout bascule. On n’a pas eu le temps de comprendre pourquoi que quèssé de comment ça de quoisque à cause que le chaos est déjà installé. Je ferme CUTV. Mathieu met ses écouteurs pour suivre ça de son bord, sur son portable. Un peu malgré moi, je continue de suivre l’action sur Facebook. J’ai des amis qui se trouvent là, ça me fait un peu capoter. J’essaie de ne pas faire une liste mentale de mes amis qui risquent d’être poivrés, gazés, matraqués, arrêtés, et quoi encore.

À partir de son cellulaire, Sébastien écrit sur Facebook  : « Il ont déclaré la manif illégale mais personne a entendu. En fait ils ont attendu qu'on soit dans le secteur Ste-Catherine très quadrillé et les chiens sont arrivés en même temps à toutes les rues transversales pour nous repousser vers Sherbrooke. On se faisait insulter, pousser dessus malgré des centaines de mains en l’air, les doigts en V. Je suis avec Bertrand Laverdure. On est OK. Je m'arrête. Je pleure. »

Si j’avais été seule à ce moment-là, j’aurais sûrement pleuré moi aussi. Mais j’ai travaillé fort pour garder mon sang froid. Boys don’t cry.

Je texte Sébastien pour lui dire de faire attention, que je suis inquiète. Comme une maman. Ça fait des semaines que je crains un mort, et je me dis que ça pourrait totalement arriver à ce moment-là, et que ça pourrait être Sébastien, pourquoi pas? Un coup de matraque à la tête, juste un peu trop fort. Un éclat de grenade assourdissante. Une balle de plastique. Son garçon orphelin. OK, wo les nerfs, Sophy. C’est une maladie mentale, ton affaire. Ouin. Mon cerveau détraqué me fait craindre toutes sortes de catastrophes, mais ma raison lui dit que certaines sont quand même plausibles. Mon cerveau détraqué sait pas trop quoi répondre à ça. Hum. 300 millions de minutes plus tard, Sébastien me répond que Bertrand et lui quittent la manif. Ouf. Je souhaite fort que mes amis soient tous corrects, je souhaite que tout le monde soit correct. Même si je sais que tout le monde n’est pas correct. 

Plus tard, Sébastien m’écrit que son expérience a encore plus solidifié ses convictions : « J’ai vu de proche ce que bien des gens savent. Mais je le sais intimement maintenant. C'est la première fois de ma vie où mon pays me fait violence.

Je ne sais tellement pas comment raconter ça à mon garçon. 

Rien n'est plus pareil maintenant. 

Mais ma conviction que nous avons raison est au plus fort. Nous vivons une époque historique. J'étais du côté de la légitimité. Nous étions nombreux et dignes. »




Po est couchée en renard, le museau derrière la queue. Complètement détendue. On déménage dans quelques jours. Je sais que ça va la stresser, mais j’ose croire qu’elle est un peu habituée aux déménagements. Ça va être la onzième maison de Po. Elle peut en prendre, des perturbations.

Je prends un Gravol pour tuer ma nausée et m’endormir solide.

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