jeudi 24 janvier 2019

Ma grand-mère méchante est mourante

Aujourd’hui, c’était la fête de mon oncle Robin. Il m’a souvent dit qu’il allait pas se rendre à 50 ans, qu’il allait se « crisser une balle dans’ tête avant de marcher avec trois cannes », et il a fini par atteindre et même dépasser 50 ans, et j’ai bien eu peur qu’il ne finisse pas cette décennie quand on lui a diagnostiqué un cancer de la gorge, mais il est en rémission, et il fêtait aujourd’hui son 60e anniversaire. Je l’ai appelé pour lui souhaiter bonne fête et jaser un peu, prendre de ses nouvelles, donner des miennes. Il m’a dit qu’il va avoir des dents bientôt. Je lui ai dit que j’ai une blonde depuis pas longtemps. 

— C’tu vra?
— Oui!
— Est-tu belle?
— Bin oui! Je vais essayer de l’amener à Saint-Urbain bientôt.
— Bin oui, amène-la, câlisse. 

Robin, il sacre même quand il est pas fâché, même quand il vit pas des émotions intenses. C’est un peu comme sa ponctuation. C’est lui qui m’a appris à conjuguer mes sacres. Mes parents étaient pas contents. 

Aujourd’hui, il m’a appris que sa mère vient de faire un AVC. Il m’a dit qu’elle n’en avait pas pour longtemps. C’est une question d’heures ou de jours. Il m’a parlé de sa mère et il a pas sacré.

Mon rapport à ma grand-mère est, comment dire, compliqué. Je l’ai pas vue depuis au moins 10 ans.

J’ai souvent dit que j’avais une grand-mère gentille et une grand-mère méchante : la gentille, Blanche, et la méchante, Jeanne-D’Arc. Mamie Blanche, toujours bienveillante, qui nous offrait des croissants avec de la confiture de fraises maison pour déjeuner et qui nous donnait toujours la permission d’aller nous chercher un Revell-O au congélateur après les repas, ou qui nous sortait de son jardin des tiges de rhubarbe saupoudrées de sucre — ça, par contre, c’était moins bon. Mamie Jeanne-D’Arc, elle nous servait de la bouffe pas très bonne, quand elle était pas carrément passée date, et elle était rarement bienveillante, mais chaque Noël, elle offrait à tous ses petits-enfants une carte avec un billet de 5, et ces cartes étaient absolument toujours signées « de mamie Jeanne-D’Arc et grand-papa Ti-Cul qui t’aime boucoup», et ça m’a fait mourir de rire quand j’ai appris à lire et que j’ai compris que ma grand-mère faisait toujours une faute dans le surnom de mon grand-papa, Ti-Cule, que tout le monde appelait comme ça pour le distinguer d’un autre Hercule dans la parenté, et cette faute était hilarante pour moi et mes cousines et on n’en revenait pas. (Check, j’ai-tu l’air d’en être revenue? Non.) Il faut dire que lorsque je riais en présence de ma grand-mère, c’était rarement avec elle. Mamie Jeanne-D’Arc, on la trouvait drôle, et je savais pas trop dire pourquoi quand j’étais kid. En vieillissant, j’ai remarqué qu’elle était vaniteuse, narcissique, pas empathique, calculatrice. J’ai même fini par la détester. Longtemps. Puis, tranquillement, j’ai développé de l’empathie pour elle. J’ai accepté des choses. Elle a peut-être été une grand-mère pas vargeuse, une mère inadéquate, mais je ne peux plus la voir comme une mauvaise personne ni comme une méchante femme. 

Peut-être que ma grand-mère est née à la mauvaise époque. Si elle avait eu le choix, elle n’aurait probablement pas eu d’enfants, peut-être même pas de mari, ou alors elle aurait eu plusieurs maris en série. Okay, c’est vrai qu’elle a eu plusieurs maris. Pas autant qu’Elizabeth Taylor, par exemple. Ce que je veux dire, c’est qu’elle aurait tripé raide sur la vie de star. Elle voulait être adulée, et elle était prête à donner ce qu’il faut pour l’être. Tout ce que je détestais d’elle aurait pu être quelque chose de beau. Quand ma grand-mère a su que ma sœur était danseuse nue, sa réaction a été : « Ah, j’aurais donc aimé ça faire ça. » On parle de quelqu’un qui est né en 1922, là.

Ma grand-mère a appris à jouer du violon seule, à l’âge de 12 ans. Je connais pas grand-chose à la musique, mais je sais au moins que la maîtrise de cet instrument n’est pas des plus faciles. Bin elle, elle a eu la tête de cochon nécessaire, la persévérance, devrais-je dire, pour devenir bonne. Peut-être que la vanité peut pousser des gens à faire de grandes choses, à laisser des œuvres marquantes. Ma grand-mère n’est pas devenue une grande artiste. Mais elle a appris à jouer par elle-même, elle jouait, elle arrêtait plus, elle faisait des shows, participait à des concours. Je me rappelle du mur de trophées dans le salon. Elle avait fini par en donner plusieurs à ses petits-enfants, pour qu’on garde un souvenir d’elle et qu’on sache qu’elle pouvait être la meilleure dans quelque chose. J’ai su plus tard qu’elle gagnait parfois parce qu’elle était seule dans sa catégorie, mais hey : elle a participé au concours, elle l’a fait, avec ses plus belles robes et ses chaussures de luxe portées une seule fois, comme font les vraies vedettes, elle a gagné ses câlisses de trophées et les a affichés longtemps. Elle était fière. Et belle. 

Elle avait aucune crisse d’humilité. Ça m’a toujours écœurée. Aujourd’hui, je me dis que je pourrais peut-être en prendre une minidose, de cette vanité, pour contrebalancer mon talent pour l’autodépréciation. L’équilibre, qu’on dit?

Ma grand-mère a enregistré des albums. Elle vendait elle-même ses cassettes, comme Fidèle Lachance. Pis comme moi avec mes fanzines, au fond. Je me souviens du titre de l’une d’elles : Un violon, une vie. Une fois, elle a dit : « Moi, ce que j’aime le plus quand je joue du violon, c’est quand le monde me disent que chu belle ». C’est vrai qu’elle était belle. Elle le savait. Elle en parlait tout le temps. Mais elle voulait qu’on le lui dise. Une fois, elle a demandé à ma mère : « Trouves-tu que j’ai des rides? » Elle avait 78 ans.

Une fois, je l’ai googlée pour voir si je trouverais des traces de ses cassettes sur internet. J’ai trouvé mieux que ça. Ma grand-mère a joué du violon à l’émission Entrez la visite, en 1994, et quelqu’un a mis l’extrait sur YouTube. L’animateur la complimente, il lui dit qu’elle est une « jolie madame », et je le vois bin que mamie, elle touche pus à terre, elle tripe sa vie. 



J’ai pas vu ma grand-mère depuis au moins 10 ans, mais je prévoyais aller la voir pour sa fête. Elle m’aurait sûrement pas reconnue, pas juste à cause du temps, surtout à cause de la maladie d’Alzheimer. Mais c’est pas grave. Je lui aurais montré la vidéo d’elle à l’émission d’André Lejeune, où elle rayonne comme une câlisse, où elle est au top de sa gloire, et je sais que ça aurait été plus important pour moi qu’elle se voie et s’admire plutôt qu’elle me reconnaisse et me dise des banalités. On n’a jamais vraiment eu de lien spécial. La seule fois où j’ai eu l’occasion de souper seule avec mes grands-parents, ma grand-mère prenait toute la place et elle me parlait de son émission préférée. « Écoutes-tu Les feux de l’amour ces temps-ci? C’est assez beau, là. Brooke va encore se marier. » Ça, c’était pas longtemps avant qu’elle fasse comme Brooke et plaque mon grand-père pour se marier avec un autre homme. 

Ma grand-mère a fait souffrir beaucoup de gens dans sa vie. Elle a aussi fait du bien à d’autres personnes, et parfois aussi aux gens à qui elle faisait du mal. Je pense que ma grand-mère a fait ce qu’elle a pu avec ce qu’elle a eu de la vie. Je pense qu’elle m’a appris des choses sur moi, et qu’elle a fait grandir d’autres personnes aussi. 

Dans cinq jours, c’est le 97e anniversaire de Jeanne-D’Arc. Je doute qu’elle s’y rendra, et je conjugue comme si elle déjà était morte. Elle n’est plus consciente. Je pense pas qu’elle serait offusquée par mes temps de verbe. Je pense même qu’elle serait flattée que je parle d’elle dans internet. Je lui dirais qu’elle existe dans internet. 

J’ai souvent fait des blagues de mauvais goût, du genre on dit souvent que c’est toujours les meilleur·es qui partent en premier, bin ma grand-mère va toutes nous enterrer, ha ha! Ou encore, mon oncle Marquis en avait sorti une pas pire quand on se disait impressionné·es par la santé de fer de Jeanne-D’Arc. Malgré son âge avancé, elle n’avait ni maladie ni bobo, contrairement à tous les vieux qu’on connaissait. Même pas de maladie du cœur!  « C’est sûr qu’y va bin, son cœur; a s’en est jamais servi. » C’était souvent de même quand il était question de ma grand-mère. Des fois, le monde appellent ça « un méchant numéro ». Ma grand-mère, c’était ça : un méchant numéro. Un personnage. 

J’ai longtemps pensé que sa mort me ferait rien, que je m’en crisserais, et là, j’ai pas le choix de me rendre à l’évidence : je m’en crisse pas. 1 680 mots pour dire à internet « Mamie Jeanne-D’Arc was here ». Bye, Mamie. Meurs en paix, s’il te plait. Je vais choisir mon plus beau linge noir à paillettes pour tes funérailles de star. Je t’aime. 




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